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Salon marocain traditionnel

Il n’y a pas un foyer marocain, même le plus modeste, qui ne consacre une partie conséquente de sa maison au salon dit beldi. Villa ou appartement, en ville ou à la campagne, et jusqu’au logement social, plus récemment, la maison marocaine mobilise le tiers à la moitié de l’espace disponible en un alignement de sofas figés et inutilisables la majorité du temps. Les habitants vivent ailleurs, n’ayant droit à ce salon qu’en de rares occasions. Pourquoi? L’ostentation joue sans doute un rôle, mais limité. On peut toujours faire montre de richesse par de la vaisselle rare ou une voiture de marque. Retirer la moitié de sa maison à l’usage quotidien tient à des raisons beaucoup plus profondes.

Rappelons d’abord que ce type de division architecturale n’est pas propre au Maroc. Il a existé partout ailleurs dans le monde arabo-musulman. Comme pour sa cuisine ou son costume, le Marocain a gardé des usages architecturaux ailleurs disparus. Le salon marocain est un reste de quelque chose de très ancien, héritage du patriarcat, et en direct opposition avec l’émergence d’une société civile moderne. Oui, tout ça à la fois, dans nos salons amples et désespérément vides.

La maison arabo-musulmane dispose, traditionnellement, d’un espace réservé, et d’un autre ouvert aux invités. Elle ne fait que continuer la disposition grecque, qui oppose le gynécée, où vivent les femmes, et l’andrôn, où sont reçus les visiteurs. L’opposition islamique entre le harem et l’espace ouvert aux hommes étrangers à la famille ne vient pas de la religion mais du patriarcat méditerranéen. Toute maison se devait d’avoir une frontière intérieure, que le visiteur étranger ne pénétrait jamais. Autrement dit, l’opposition entre l’espace public (la rue) et l’espace privé (la maison) était doublée d’une opposition intérieure entre un espace privé réservé aux hommes (l’andrôn, le salamlek…) et un espace privé plus secret, réservé aux femmes et aux enfants (le gynécée, le harem…).

Le patriarcat grec antique, comme plus tard le patriarcat arabo-musulman, ne voulait pas d’une mise en commun de l’espace public. Chaque chef de famille se devait d’avoir “son” espace public à lui. La maison est alors conçue comme une unité politique autonome, avec ses espaces privés (les chambres, les appartements intimes, où se réfugient les mineurs, femmes et enfants) et son espace public (l’andrôn, notre salon beldi) où le chef de famille, siégeant en majesté, reçoit. La souveraineté patriarcale est morte, mais quelque chose de fossilisé en est resté. Les Marocains reçoivent dans leur espace public privatisé, leur salon, plutôt que dehors. Nos fêtes et nos jouissances, c’est dans nos salons que nous préférons les célébrer, plutôt que dans les places publiques, les rues et les stades. Se rencontrer, débattre, échanger, c’est dans nos salons, sous la souveraineté des petits patriarcats, que nous le faisons, plutôt que dans l’espace public, sous souveraineté populaire. Voilà pourquoi ces salons marocains, désespérément coûteux en espace et vides, sont l’emblème de notre inconscient rétif à la politique moderne: nous sommes endogames et nous gardons nos femmes en “sécurité” (pourquoi veux-tu sortir, tu as tout ce qu’il faut à la maison?). Nous sommes sujets dans la rue et citoyens libres dans nos salons. Nos salons privés nous évitent les révolutions publiques.

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